Dire au revoir à la ville (2021 / en cours)
Le mieux serait, dans un premier temps, de ne pas en croire ses yeux. Du moins quand ils voient dans les images de Thibaut Derien le simple portrait à facettes d’un littoral ponctué de petites villes fanées, saisies dans le costume anodin des jours sans tintamarre, ni paillettes, ni visiteurs. S’il ne s’agissait que de ça, le kitsch acidulé de l’enseigne du « jardin du soleil », avec ses faux airs de Chupa Chups, ne nous arracherait pas un sourire attendri ; la petite table déglinguée posée au ras de la mer, avec son parasol de paille exténuée, ne nous tirerait pas un soupir rêveur ; et le vieux panneau routier en ciment montrant du doigt « La Mer » si proche qu’on pourrait la toucher, avec le charme de l’inutile, ne nous vaudrait pas un curieux émoi. Non qu’ils mentent, les yeux. Thibaut Derien offre ici une célébration du banal balnéaire, révèle la grâce inaperçue des architectures de peu, la noblesse d’un mobilier urbain sans qualité apparente, le lustre caché des panneaux, enseignes et autres écriteaux modestes. Mais s’il ne faisait que cela, l’esprit qui regarde ne se loverait pas à ce point dans l’orgie de bleu de ces clichés, ciel et océan mêlés, avec le sentiment de rentrer enfin chez soi. Thibaut Derien fait le récit d’une traversée.
Le photographe a décidé de plaquer Paris (« trop de bruit, trop de nuit, trop de gens ») et d’écrire en images son arrivée à bon port. « Dire au revoir à la ville » est la confession flâneuse d’un homme qui a jeté l’ancre dans le silence, la lumière, le désert des bourgades littorales entre les saisons ; quand l’espace vacant laisse entrevoir une utopie minuscule. La profondeur sensible de la série tient à cette façon qu’a le photographe de figer l’entre-temps pour laisser la place nécessaire à la quête – de soi, d’ailleurs, de sérénité, c’est chacun à sa guise... Et donc elles sont là, toutes les deux, accrochées à l’horizon, les balançoires immobiles, comme la métaphore complice de nos désirs d’envol en souffrance.
À l’image de ce manège infime, les images de Thibaut Derien chuchotent une promesse qui transforme la chronique personnelle d’un recommencement en roman d’une vibration partagée. « Dire au revoir à la ville », c’est une façon de dire « pouce » à la course folle contre le temps et à la surenchère des performances qui asphyxient les jours. Parions que de nombreux citadins se sentent bien parmi ces abrégés d’un changement de cap : les petites tables au bord de l’eau, les mini trouées sur le large, la terrasse alanguie dans sa sieste annuelle, la corde à linge féérique sous la pinède... Comment ne pas y percevoir « l’accord vrai entre un homme et l’existence qu’il mène », dont Albert Camus fait la définition du bonheur ? En collant ses basques à l’humble patrimoine commun de nos étés d’hier, d’avant-hier ou de demain, en parsemant sa déambulation de lignes claires et panneaux indicateurs pour mieux se repérer dans un monde dérangé, en préférant l’épopée des hôtels 1 étoile aux fanfreluches des palaces, Thibaut Derien tend cet horizon à tous. Chacun est chez soi chez lui, puisque ses bourgades anonymes sont peuplées de nos souvenirs d’enfance, même si nous n’y avons pas mis les pieds. Et il suffit d’un détail ordinaire pour embarquer : une échelle de quat’ barreaux, un muret haut comme trois pommes, un portail qui ne clôture pas, une chaise en plastique bleu perdue, un couple de boîtes aux lettres tutoyant le large… L’échappée est là, à portée de ces trois fois rien qui suggèrent la possibilité d’un autre rythme.
Toute photographie immobilise le moment. Thibaut Derien immobilise la durée. Sous couvert d’arpenter l’espace, son œil voyage dans le « vieux petit temps » d’Alexandre Vialatte, « fait de tout ce qui se passe quand il ne se passe rien ». Celui qui tisse le quotidien en douce et, s’accrochant aux objets ou aux rituels patinés, apaise, arrime et console d’une époque atteinte de néophilie compulsive. Le quidam inaverti y voit l’insignifiant ; le photographe y discerne les choses qui comptent et restent. Alors, aussi dépouillés, désolés, élimés soient-ils parfois, les tableaux minimalistes de « Dire au revoir à la ville » distillent une forme de mélancolie plus proche de la plénitude que de l’abandon. Le pouvoir de consolation de ces photographies est irrésistible car elles nous relient aux fragments éparpillés de nous-mêmes et à l’expérience vécue des autres. « La connaissance est dans la nostalgie, dit Pasolini. Celui qui ne s’est pas perdu ne se connaît pas. » C’est pourquoi il faut qu’il marche, Thibaut Derien, qu’il continue de suivre les traces d’une autre vie. En nous invitant à lui emboîter le pas.